Qui se rappelle de Rosalind Franklin ?

Philippe CORREC
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Cette année, cela fera 40 ans que le Prix Nobel de Physiologie et de Médecine a été décerné à Watson et Crick. Mais ce que l'on ignore généralement, c'est qu'une autre personne est à l'origine de cette découverte : il s'agit d'une femme - Rosalind Franklin - qui n'a jamais été honorée pour ses travaux...qui sont pourtant à l'origine de toute la biologie moléculaire ! Une injustice qui mériterait d'être corrigée et qui justifie, au moins, un petit retour en arrière…

Voici son histoire.

Née le 25 Juillet 1920 à Londres, Rosalind Franklin décide à l'âge de 15 ans, contre l'avis de son père de devenir une scientifique. Elle entre au Newnham College, à l'Université de Cambridge en 1938 et est diplômée de chimie en 1941. Pendant une année elle travaille à la British Coal Utilization Research Association en analysant les microstructures du carbone et du graphite. Elle poursuit ses travaux par une thèse en Physico-Chimie à l'Université de Cambridge où elle publie cinq articles sur le sujet avant l'âge de 26 ans, l'âge de l'obtention de son doctorat en 1945. (Son travail est toujours cité aujourd'hui et à été un tremplin pour la recherche dans le domaine des fibres de carbone).

Elle part ensuite trois ans en France, où elle aimera l'atmosphère de travail, les libertés en temps de paix, l'alimentation française et la culture. Elle travaille à l'Ecole Nationale Supérieure de Chimie de Paris où elle apprend les techniques de diffraction par les rayon x. (Son expertise dans cette technique sera l'une des clefs de la découverte de la structure de l'ADN). Mais son pays lui manque et elle décide de rentrer en Angleterre, à Cambridge où elle est invitée à se joindre à une équipe de scientifiques en biologie cellulaire, dirigée par John Randall au King's College.

King's College


Maurice Wilkins
C'est là qu'elle rencontre Maurice Wilkins. Elle et Wilkins dirigent des groupes de recherche différents avec des projets séparés, bien que les deux soient concernés par l'ADN. Quand Randall donne la responsabilité de son projet d'ADN à Rosalind, personne n'y avait travaillé pendant des mois. Wilkins était loin à l'époque et lorsqu'il revient au laboratoire, il décide de reprendre le sujet confié à Rosalind, se comportant comme si elle était seulement une " aide technique ". Pourtant tous les deux étaient au même niveau hiérarchique. A cette époque, la parité n'existait pas…

Franklin persiste néanmoins sur son projet de l'ADN. Elle avait fait beaucoup de progrès dans les techniques de diffraction aux rayons X avec l'ADN : elle avait ajusté son équipement pour produire un rayon x extrêmement fin, extrait les fibres d'ADN plus belles que jamais, les avait arrangées en paquets parallèles et avait aussi étudié les réactions des fibres dans des conditions humides. (Tous ces résultats lui ont permis de découvrir les clefs cruciales de la structure de l'ADN).
Malheureusement, ses relations avec Wilkins se détériorent de jour en jour et vont être synonymes de trahison.


Watson et Crick
En effet, au même moment un anglais, Francis Crick et un américain, James Watson, travaillent ensemble dans un laboratoire voisin, le "Cavendish Laboratory" sur la structure tridimensionnelle de l'ADN. Ils sont convaincus que si la structure tridimensionnelle d'une molécule (l'ADN) connue pour jouer un rôle dans la transmission de l'information génétique pouvait être déterminée, la voie des gènes pourrait aussi être révélée.
Wilkins ayant connaissance de leurs travaux, décide de les aider en leur apportant les meilleures photographies de diffraction aux rayon x de l'ADN réalisées par Franklin, mais non encore publiées. Et ceci, sans en référer ni à Franklin, ni à John Randall. En voyant les images, la solution se révèle à leurs yeux. Un modèle visuel de la structure est réalisé et les résultats sont publiés dans un article dans " Nature " presque immédiatement. Le travail de Franklin est paru dans la même publication, sous la forme de deux articles*. Alors qu'elle aurait pu être fâchée d'avoir été ainsi "volée", Franklin est heureuse d'avoir contribué à l'établissement de ce modèle.

Mais avec Wilkins dans le même laboratoire, Franklin ne peux pas rester à Cambridge. Elle demande à partir du King's College pour pouvoir diriger son propre groupe de recherche au Birkbeck College de Londres. Cette mutation ne lui étant accordée que si elle abandonne ses travaux sur l'ADN. Alors que Watson, Crick, et même Wilkins ont reçu le Prix Nobel en 1962, il y a tout juste 40 ans, Rosalind Franklin décédée de son cancer 4 ans avant, ne sera pas nominée pour recevoir le prix car il n'est pas donné à titre posthume.
Franklin retourne donc un moment à ses études sur le charbon mais revient finalement à ses travaux sur l'ADN. Elle se concentre sur les virus et publie 17 articles en 5 ans. Les découvertes de son groupe ont permis de construire les bases de la virologie structurelle et ses travaux sur le virus de la mosaïque du tabac et de la poliomyélite sont reconnus.
Au cours d'un voyage au USA, elle ressent plusieurs douleurs et apprend qu'elle a un cancer des ovaires. Elle continue pourtant à travailler pendant deux ans malgré trois opérations et une chimiothérapie expérimentale. Mais après une rémission de 10 mois, elle s'éteindra en Avril 1958 à l'âge de 37 ans.
Alors que Watson, Crick, et même Wilkins ont reçu le Prix Nobel en 1962, il y a tout juste 40 ans, Rosalind Franklin décédée de son cancer 4 ans avant, ne sera pas nominée pour recevoir le prix car il n'est pas donné à titre posthume.

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*Des précisions apportées par le Dr Charles Auffray (Genexpress - CNRS FRE 2571, Villejuif)
En fait, il y a eu trois articles publiés dans le même numéro de Nature le 25 avril 1953 :

- A Structure for Deoxyribose Nucleic Acid. J.D. Watson and F.H.C. Crick, pp 737-738;
- Molecular Structure of Deoxypentose Nucleic Acids. M.H.F. Wilkins, A.R. Stokes and H.R. Wilson, pp 738-740;
- Molecular configuration in Sodium Thymonucleate. Rosalind E. Franklin and R.G. Gosling, pp 740-741.

Dans cettre troisième publication de Rosalind Franklin, on trouve les passages suivants :

"The X-ray diagram of structure B (see photograph) shows in striking manner the characteristic of helical structures."

"While the X-ray evidence cannot, at present, be taken as direct proof that the structure is helical, other considerations discussed below make the existence of a helical structure highly probable."

"If we adopt the hypothesis of a helical structure, it is immediately possible, from the X-ray diagram of structure B, to make certain deductions as to the nature and dimensions of the helix....there are 10 residues per turn of the helix....the radius of the helix (is) about 10 A.....(this) provides a further indication that the phosphate lie outside of the structural unit....the non phosphate parts of the molecule will lie on the inner co-axial helices;"

"Thus, if if the structure is helical, we find that the phosphate groups or phosphorous atoms lie on a helix of diameter about 20 A, and the sugar and base groups must accordingly be turned inwards towards the helical axis."

"These arguments make it highly probable that there are only two co-axial helices."

Tout ceci est résumé à la fin de l'article :

"...we may state the following conclusions. The structure is probably helical, the phosphate groups lie on the outside of the structural unit, on a helix of diameter about 20 A. The structural unit probably consists of two co-axial molecules...."

"Our general ideas are not inconsistent with the model proposed by Watson and Crick in the preceding communication."

On ne peut donc que constater la contribution originale, précise et argumentée avec réserve de Rosalind Franklin et de son collaborateur R. Gosling.

Dans la seconde publication de Maurice Wilkins, on trouve le passage suivant :

"The most marked correspondence with Fig. 2 is shown by the exceptional photograph obtained by our colleagues, R. E. Franklin and R. G. Gosling, from calf thymus deoxypentose nucleate (see following communication)."

Il suffit de comparer la qualité des diagrammes de rayons X publiés dans les deux articles pour comprendre le sens de ce passage.

Et dans la première, celle de Watson et Crick, on trouve le paragraphe suivant :

"The previously published X-ray data on deoxyribonucleic acid are insufficient for a rigorous test of our structure. So far as we can tell, it is rougly compatible with the experimental data, but it must be regarded as unproved until it has been checked against more exact results. Some of them are given in the following communications. We were not aware of the details of the results when we devised our structure, which rests mainly, though not entirely on published experimental data and stereochemical arguments."

Puis dans les remerciements :

"We have also been stimulated by a knowledge of the general nature of the unpublished experimental results and ideas of Dr. M. H. F. Wilkins, Dr. R. E. Franklin and their co-workers at King's College, London."

Autrement dit, ils auraient trouvé les bons paramètres sans connaître les résultats précis de l'analyse des diagrammes de diffraction aux rayons X. Quelle coïncidence heureuse !

J'ai aussi observé que le premier et le troisième article font tous deux référence aux travaux précurseurs de S. Furberg, lors de sa thèse de 1949 (citée par Rosalind Franklin) et publiés en 1952 dans Acta Chem. Scand., 6, 634 (cité par Watson et Crick comme source d'un modèle avec les bases à l'intérieur de l'hélice). Une autre piste à creuser pour retourner aux sources.